Régulièrement, l’un des piliers de la pharmacie, l’indépendance financière du pharmacien, vacille. Risquant d’entraîner avec lui les deux autres piliers que sont le monopole pharmaceutique et le maillage territorial. À chaque coup de butoir, le plus souvent sous forme de proposition de loi, la profession réagit, les politiques finissent par reculer. Mais la dernière semonce, sous la forme du projet de texte du député Marc Ferracci, suscite davantage d’inquiétude. Selon les indications de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO), cet élu des Français de l’étranger aurait pour dessein de déréguler le système de santé, notamment par une libéralisation de la vente de médicaments sur Internet et par une ouverture du capital des pharmacies d’officine.
Les officinaux ont donc tout lieu d’être vigilants. L’une de leurs consœurs, la sénatrice de Charente-Maritime, Corinne Imbert, est formelle. « Au niveau législatif, il est facile de faire sauter quelques verrous, ce qui mettrait le réseau en danger. » Elle en veut pour preuve la loi ASAP du 7 décembre 2020, dont certains articles ont été retirés in extremis. Ou encore plus récemment la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) pour 2024 adoptée par voie de 49.3. « Le travail du Sénat a été balayé », s’insurge-t-elle, reconnaissant qu’en outre, dans de nombreux cas, la commission des affaires sociales à laquelle elle siège n’a pas voix au chapitre.
Au regard du poids économique et financier de ces enjeux, le budget de la Sécurité sociale étant – en euros - supérieur au budget de l’État, la politique pèse sur les textes, reconnaît la sénatrice. « Les intérêts financiers priment sur la santé publique. Pour déverrouiller l’économie, on va faciliter les ventes de médicaments sur Internet sans anticiper les risques que cela peut représenter pour les individus », regrette-t-elle, en référence à la récente déclaration du Premier ministre, Gabriel Attal, sur la libéralisation de la vente de médicaments sur Internet. « Bercy prend la main », met en garde Corinne Imbert. Pour la parlementaire, sous la pression financière « l’indépendance du pharmacien est potentiellement menacée. Il y a des risques de fragilisation du réseau officinal ». Elle annonce qu’une commission d’information va être ainsi mise en place au Sénat rattachée à la commission des affaires sociales, « afin de travailler pendant six mois sur le sujet majeur de la financiarisation du secteur de la santé ».
Les attaques potentielles que pourraient subir les pharmaciens, sont suivies de près par l’Ordre national des pharmaciens, comme le souligne sa présidente, Carine Wolf-Thal. « L’indépendance financière du pharmacien est un gage de qualité et de service pour les patients. Sa défense relève des missions de l’Ordre qui examine les dossiers des futurs titulaires. Le conseil s’assure à travers les documents qui lui sont transmis -le pacte d’associé, le mode de financement- que l’indépendance financière peut être garantie », affirme-t-elle. La présidente de l’Ordre rappelle que, dans le cas contraire, si le titulaire doit par exemple rendre des comptes à un fonds d’investissement, le dossier d’inscription peut être rejeté. L’Ordre n’est toutefois pas en mesure de communiquer le nombre de ces cas « retoqués », ni d’évaluer si le phénomène tend à s’intensifier.
Un modèle économique vertueux
Les craintes de la profession sont fondées. Dans un contexte d’excès de capitaux sur les marchés financiers, les placements dans la valeur sûre que représente la santé séduisent les investisseurs. Le marché de la biologie médicale en fait les frais depuis plusieurs années déjà. Plus récemment, les cabinets vétérinaires ont suscité les mêmes convoitises avant qu’un arrêté du Conseil d’État vienne freiner les ardeurs des financiers. « Il faut endiguer le flot qui va nous envahir », alerte Cyril Colombani, président de l’ USPO des Alpes-Maritimes, à la lueur de sa propre expérience (voir encadré ci-dessous). Selon son analyse, la financiarisation de la pharmacie est la mort annoncée du maillage territorial. Présentant une rentabilité moindre, les petites officines sont appelées à disparaître. « Ça en sera donc fini des pharmacies ouvertes 24/24, 7/7, sur tout le territoire. On va perdre ce qui fait la qualité de la pharmacie française, la proximité, la disponibilité, la qualité des produits et du conseil », augure-t-il, citant à l’appui le contre-exemple anglo-saxon. « Les politiques devront porter le choix de la pharmacie de demain », met-il en garde.
Dans ce contexte, à quoi peut ressembler la pharmacie de demain, vue des bancs de la fac ? Lysa Da Silva, présidente de l’Association nationale des étudiants en pharmacie de France (ANEPF), insiste sur les critères qui président au choix pour la filière officine : l’indépendance, le cadre de vie et la capacité à exercer son métier partout en France. Elle appelle de ses vœux, pour les futurs diplômés, un modèle économique vertueux pour le pharmacien titulaire, mais aussi pour l’équipe officinale et ses patients, « qui ne devront pas subir les conséquences de la financiarisation ».
Financement et non financiarisation
Tout professionnel de santé qu’il est, le titulaire d’officine, au même titre qu’un médecin spécialiste à la tête de son cabinet, n’en est pas moins un chef d’entreprise, remarque Patrick Gasser, gastroentérologue, président du syndicat Avenir Spé. La notion d’entrepreneuriat ne doit pas être négligée au sein de « ces entreprises à missions » que sont l’officine et le cabinet médical. Car selon lui, de leur viabilité économique dépendent à la fois l’évolution des métiers et des carrières des professionnels de santé, mais aussi les réponses fournies aux besoins de la population. « Alors que le modèle est essentiellement défini au cours des négociations conventionnelles (en cours pour les médecins comme pour les pharmaciens N.D.L.R.), nous devons trouver des financeurs. À nous, de manière collective à aller chercher des financements durables afin de maintenir le tissu de professionnels de santé et de mettre en place de nouvelles organisations », propose-t-il.
Financement ne rime pas avec financiarisation, abonde Carine Wolf-Thal, reconnaissant que le réseau officinal pour continuer à se développer dans l’intelligence artificielle, la pharmacie clinique et d’autres secteurs, doit pouvoir investir dans des outils de travail via des financements vertueux. Alors que Lysa Da Silva avoue la méconnaissance totale des futurs diplômés des notions de gestion et de finance, la présidente de l’Ordre invite les jeunes candidats à l’installation à se rapprocher de l’instance ordinale. « Nous pourrons les mettre en garde contre les risques de certains contrats d’association. » Car la menace est réelle, insiste Guillaume Racle, conseiller économie et offre de santé de l'Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO) « Décider de s'appuyer sur un fonds, c'est une perte d'indépendance, de déontologie, de probité… » (voir page 5).
Des Jeux Olympiques sans médicament ?
Cependant, dans un contexte où la pression sur le médicament remboursable est reconduite d’année en année, – à hauteur de 800 millions d’euros - il ne faut pas négliger « les effets de bord » de ces économies, met en garde Corinne Imbert. Comment les pharmaciens, qui en ont envie, peuvent-ils alors s’engager dans les nouvelles missions ? Ont-ils réellement les ressources humaines nécessaires pour porter ces nouvelles missions ? s’interroge la pharmacienne-sénatrice. Pierre-Olivier Variot, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO), ne peut que renchérir : les pharmaciens doivent retrouver la sérénité économique. « S’ils ne peuvent trouver les revenus nécessaires, les titulaires vont aller les chercher auprès des banques, auprès des groupements. Mais quand ils ne pourront plus avoir accès à ces acteurs, les pharmaciens se tourneront vers la financiarisation. Il faut que nous évitions cela, c’est vital. »
D’ores et déjà, Pierre-Olivier Variot ne peut que constater les effets délétères de la contrainte économique. Jusqu’à se solder aux portes du tribunal de commerce pour certains titulaires. Quand d’autres ne mettent pas fin à leurs jours, dénonce-t-il, déplorant le suicide récent de trois confrères. Aujourd’hui en négociations avec l’assurance-maladie sur le volet économique de la convention pharmaceutique, le président de l’USPO, promet que la profession ne laissera plus rien passer pour sauver son économie et avec elle, son indépendance financière. « Et si pour se faire entendre, il faut aller dans la rue, fermer nos officines, nous le ferons. » Pierre-Olivier Variot ne craint pas de hausser le ton « si nos politiques veulent une France sans médicament, ils vont l’avoir. Peut-être même pendant les Jeux Olympiques ! »
D’après une conférence aux Rencontres de l’USPO, le 7 février 2024
« La rentabilité pour seule logique »
C’est un témoignage en forme de mise en garde que livre à ses confrères, Cyril Colombani, président de l’USPO des Alpes-Maritimes. Il y a quinze ans, ce titulaire de Roquebrune-Cap-Martin comme une vingtaine d’autres pharmaciens du sud de la France, signe avec le réseau Galien Développement (aujourd’hui disparu). « C’est la première tentative d’un groupe financier de main mise sur la pharmacie d’officine via des obligations convertibles en actions », se souvient-il. Les titulaires cèdent aux chants des sirènes mais se retrouvent rapidement sous la coupe d’un autre fonds d’investissement, Admin Invest. « À partir de ce moment-là, le discours change. La seule logique, ce n’est pas l’humain, ni la santé, mais la rentabilité. » Les titulaires, amputés de leur liberté de décision, n’ont plus aucune latitude dans leurs choix pour gérer leur officine. Ils mettront cinq ans à se sortir d’affaires, pour certains douloureusement. « Ce qui nous a sauvés, c’est que nous nous sommes unis pour nous en tirer. » Aujourd’hui, fort de cette expérience, Cyril Colombani est formel : « L’ouverture du capital, l’entrée des fonds, c’est la mort de la pharmacie ! »
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