Jean Giono, Nicolas Boileau, Sénèque, Georges Orwell, Hannah Arendt, Stendhal, Cioran, Alexis de Tocqueville, Spinoza, Jean Cocteau, Molière, Jean-Paul Sartre, François Mitterand… Pour illustrer son propos, Éric Fiat n’est pas avare de citations issues autant des classiques que des contemporains et modernes, mais aussi de personnalités plus inattendues et qu’il imite à merveilles, comme Serge Gainsbourg, Fabrice Lucchini ou Johnny Hallyday. Auteur de nombreux ouvrages tels que « Ode à la fatigue », « La Pudeur à l’épreuve du soin » ou encore « Petit traité de la dignité », l’enseignant philosophe est aussi un conférencier aguerri.
Invité à intervenir à la journée de l’Ordre des pharmaciens, sur le thème « Droit, déontologie, éthique en pharmacie : pour qu’il soit possible de continuer d’aimer un beau métier », Éric Fiat a la particularité d’enseigner la philosophie, et en particulier l’éthique, à « des professionnels du soin au sens très large du terme », parmi lesquels se trouvent des pharmaciens. « Ils m’amènent la réalité de ce que vous vivez. Et ce qu’ils me disent c’est que ce n’est pas très facile d’être soignant, d’être pharmacien en ce moment. »
Un caméléon sur un kaléidoscope
La raison la plus souvent évoquée ? La fatigue. Le sous-jacent à cette fatigue ? Les conditions dans lesquelles le métier s’exerce aujourd’hui. « C’est un monde en crise perpétuelle, explique le philosophe, de plus en plus complexe, mouvant, voire incohérent, dans lequel vous subissez des injonctions tellement contradictoires que vous avez l’impression de vous y perdre. C’est un monde où tout s’accélère, où vous êtes nombreux à avoir du mal à courir aussi vite que ce monde, comme si vous aviez un point de côté à l’âme. C’est un monde où l’on vous somme de vous adapter en permanence à un monde impermanent. Enfin c’est un monde où la confiance manque, dont nous avons pourtant tous besoin pour continuer d’aimer notre métier. »
Les pharmaciens ont beau exercer un métier « formidable », « essentiel » et « béni par Lévinas, qui dit que ce qui fait la dignité humaine c’est de ne pas laisser autrui seul avec sa souffrance », l’instabilité du monde peut provoquer une « rupture d’équilibre ». Même si Éric Fiat appelle à « résister aux charmes de la nostalgie », il reconnaît cependant la perte de deux certitudes : « un monde stable et cohérent, et l’espérance que demain sera meilleur ». Et de fait, l’obligation d’adaptation permanente à un métier en évolution constante n’est pas simple. « L’animal qui représente l’adaptabilité c’est le caméléon. Or on dit qu’un caméléon qu’on met sur un patchwork devient fou. Mais la situation du pharmacien aujourd’hui est pire, c’est un caméléon qu’on met sur un kaléidoscope : injonctions contradictoires et changements perpétuels ! À un moment, on ne peut plus, cela donne la très mauvaise fatigue qu’est le burn-out. » Un risque qui menace tous les consciencieux « qui veulent bien faire leur métier, alors que les conditions sont de plus en plus compliquées ».
Un métier lévinassien
Pour « ne pas se perdre », Éric Fiat conseille de s’appuyer sur le triptyque droit, déontologie et éthique. Le droit est nécessaire « mais pas suffisant car aucun article de loi n’interdit le mensonge, le mépris, ou la méchanceté, sauf s’ils se traduisent par des actes interdits par la loi ». C’est là qu’intervient l’éthique, « car on n’en a pas fini avec ses devoirs d’homme une fois qu’on a respecté le droit ». Et la déontologie qui « se situe dans une espèce d’interstice entre le droit et l’éthique ». L’un n’allant pas sans l’autre, Éric Fiat propose aux pharmaciens de « mettre ces trois ingrédients dans [leur] baluchon » pour s’y référer quand ils se sentent perdus. « Cela va vous rappeler que vous faites un métier lévinassien, vous êtes là pour ne pas laisser autrui seul avec sa souffrance, cela va vous requinquer et contribuer à ce que vous continuiez d'aimer votre métier. »
Déplorant par ailleurs que « le monde du soin est celui où il y a le plus de cas de burn-out parce que les soignants n’osent pas se plaindre », il appelle les confrères à ne pas s’oublier. « L’intérêt supérieur du patient ne saurait faire oublier l’intérêt légitime du pharmacien car cela pourrait conduire à une conduite sacrificielle. Vous n'avez pas vocation à être des saints ou des héros, mais des hommes et des femmes ; et la pire souffrance est celle qui n’ose pas ou n’arrive pas à se dire. »
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