Pour repenser l'avenir du système de santé en général, et celui de l'officine, en particulier, l'économiste Frédéric Bizard ne s'encombre d'aucun tabou. Pour autant, reconnaît-il, notre vision est au départ extrêmement contrainte. Car si l'on veut respecter les mécanismes économiques et sociaux que sont les fondamentaux républicains sur lesquels notre système de santé est assis, nous n'avons finalement pas l'embarras du choix.
Selon lui, notre système de santé est tout simplement en train de s'effondrer… Rien de moins. Et de s'étonner : « C'est assez extraordinaire qu'avec les moyens que nous avons, on en soit arrivés là. Nous avons la ressource humaine pratiquement la meilleure du monde, nous n'avons jamais mis autant d'argent dans notre système de santé et les innovations technologiques se succèdent. Pourtant, paradoxalement, notre système s'effondre. » Pour en comprendre les raisons, l'économiste évoque les effets combinés de trois grandes transitions.
« Nous faisons face à une triple transition »
La première d'entre elles est la transition démographique. Le vieillissement de la population est sans précédent dans l'histoire, souligne Frédéric Bizard. Entre 2010 et 2035, nous avons observé un vieillissement de la population tel qu'on en n'a jamais vu et qu'on ne reverra jamais. La part des plus de 80 ans a doublé, passant à 5 à 11 % de la population, et les plus de 60 ans sont déjà aujourd'hui plus nombreux que les moins de 20 ans. Ce phénomène serait-il à l'origine de l'effondrement du système ? N'allons pas trop vite, dit en substance le président de l'Institut Santé, car contrairement à ce qu'on pourrait penser, « on ne consomme pas plus de soins parce qu'on est vieux, mais parce qu'on est malade ». Pour autant, reconnaît-il, la croissance potentielle des dépenses est plus forte avec un vieillissement de la population. « Le problème tient dans le fait que nous n'avons aucune politique de prévention structurée en France. »
Pour amortir l'impact du vieillissement, on n'a pas d'autre choix que de faire ce qui est nécessaire pour l'ensemble des risques sociaux (retraite, chômage, pauvreté…), à savoir agir en amont le plus tôt possible dans le cycle de vie des individus, explique Frédéric Bizard. Pour lui, tant que notre système de soins ne se préoccupera pas de la santé des bien-portants, celui-ci périclitera. Et on le voit, poursuit-il, ce raisonnement n'est toujours pas pris en compte par le pouvoir de tutelle. Ni « Ma santé 2022 », ni même les deux derniers PLFSS ne ménagent une grande place à la prévention.
« Quand on a un système dont le pilotage n'est fixé que sur le court terme et sur des objectifs comptables, on ne peut rien résoudre. Dans un moment historique tel que celui que nous vivons, il faut tout réinventer. » C'est donc à un complet changement de stratégie que nous invite l'économiste. « Aujourd'hui, tout est pensé en fonction du soin, rien n'est pensé en fonction des objectifs de santé publique. Or il est évident que toutes ces décisions qui impactent votre activité, doivent être pensées en fonction d'objectifs de santé publique. » Il y a tellement de facteurs qui influencent la santé de la population, dans un budget limité, que nous sommes obligés de fixer des priorités et d'allouer des ressources en fonction de ces priorités.
« Aujourd'hui, on a un bateau ivre de 270 milliards d'euros qui est géré à la petite semaine sans aucun objectif de santé publique », déclare-t-il, un brin critique… Pour lui, la chose est claire : « La stratégie des petits pas dans un monde qui évolue de façon si radicale n'est pas efficace. »
La seconde transition est de nature épidémiologique, analyse Frédéric Bizard. Nous sommes passés du monde des pathologies aiguës à celui des pathologies chroniques. Ce passage du risque court au risque long justifie, selon lui, en plus de la transition démographique, de repenser la stratégie de gestion du risque. Comme pour la première transition, cela nécessite de penser en amont pour préparer les gens à se prendre en charge (notion d'empowerment ou d'autonomisation). « Si vous ne donnez pas cette capacité à pouvoir gérer le risque aux individus eux-mêmes, vous apportez assez peu de valeur », prévient l'économiste.
Enfin, une autre transition s'impose à notre système de soin, et celle-ci permet de gérer les deux premières transitions. Il s'agit de la transition technologique. Car agir sur la transition démographique, qui oblige à travailler en amont sur les comportements individuels en leur donnant du pouvoir, sans le numérique, serait bien compliqué. Bien sûr, souligne l'orateur, ce recours au numérique ne pourra se faire qu'avec un système de santé digitalisé, ce qui n'est pas encore tout à fait le cas, ironise-t-il. En France, le retard sur l'intégration des technologies est très préoccupant. Mais la technologie, comme disait Heidegger, elle ne pense pas. Même si aujourd'hui elle devient intelligente. Elle n'est qu'un moyen.
Mais pour donner de la valeur ajoutée grâce à la technologie, encore faut-il mettre en place la nouvelle stratégie par laquelle on met les gens en capacité d'agir. « Ce que ne permet pas aujourd'hui le tiers payant généralisé », martèle Frédéric Bizard, soulignant au passage que c'est l'une des raisons pour lesquelles il faut changer les modes de financement.
Clairement, pour l'économiste, « les NTIC (nouvelles technologies de l'information et de la communication) vont permettre des gains qualitatifs très importants, mais surtout régler ce défi qui est devant nous, qui peut paraître vertigineux : prendre en charge des gens malades qui vivent très longtemps ».
On reste dans l'ancien monde
On ne savait pas, jusqu'au début du XXe siècle, que la croissance économique, le progrès, était tirée par l'innovation. Mais depuis une centaine d'années, rappelle Frédéric Bizard, de nombreuses recherches ont permis de comprendre que l'innovation était la principale source de progrès. « C'est particulièrement vrai en santé, car la santé est à la confluence de plusieurs révolutions, nanotechnologique, biotechnologique… » Malheureusement, déplore l'économiste, personne ne semble se préoccuper de l'innovation en santé. On reste dans l'ancien monde. Les pratiques et les technologies existantes perdurent. Le président de l'Institut Santé en fait le triste constat : « Il n'y a pas du tout de priorité donnée à la technologie. Sur un plan économique, c'est presque une garantie d'échec pour transformer le système. »
Progresser grâce à l'innovation ? Certes, mais pas n'importe comment, répond Frédéric Bizard. Il convient d'abord de souligner que le numérique n'est pas la seule source d'innovation. Car celle-ci n'est pas forcément technologique, elle peut être organisationnelle, ou fonction des ressources utilisées… « De plus, précise-t-il, l'économie de l'innovation dépend aussi de votre environnement. Or il est clair que votre environnement juridique n'est pas adapté au modèle de demain. » Détruire pour reconstruire ? Arrivé à cette problématique, l'économiste emprunte naturellement à Schumpeter : « L'innovation, c'est forcément destructif. On n’innove pas en conservant l'existant. »
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