Louis Pasteur, Alexandre Flemming, Charles Nicolle, Alexandre Yersin, Émile Roux, Élie Metchnikoff, Robert Koch, Paul Ehrlich… et d’autres encore. Face à cette « galerie des héros », ceux-là mêmes qui sont à l’origine de la médecine moderne, le microbiologiste Philippe Sansonetti imagine quelle serait leur réaction s’ils revenaient aujourd’hui. « Ils observeraient l’effet extraordinaire de leurs travaux sur la construction du modèle de santé publique du XXe siècle, basée sur l’hygiène globale, la vaccination, l’antibiothérapie, etc. Ils verraient l’impact de ce modèle traduit par la courbe de la mortalité infantile, par exemple en France où, entre 1900 et le début des années 2000, elle est passée de 150 à 4 pour 1 000. »
Philippe Sansonetti en est certain, les pères fondateurs remarqueraient aussi qu’au début du XXIe siècle, six des dix principales menaces sur la santé mondiale sont encore de nature infectieuse. Et découvriraient, effarés, les nouveaux maux de l’humanité : pollution de l’air et changement climatique, fardeau des maladies non transmissibles, crises et conflits, antibiorésistance, méfiance envers les vaccins, VIH, dengue, Ebola… « On verrait certainement apparaître un sourire narquois sur les lèvres de Charles Nicolle, qui disait : Il y aura donc des maladies nouvelles, c’est un fait fatal ; un autre fait, aussi fatal, est que nous ne saurons jamais les dépister dès leur origine. »
Vivre avec le virus
Les endémies d’aujourd’hui étant les pandémies d’hier, le microbiologiste se demande comment empêcher les pandémies d’aujourd’hui de devenir les endémies de demain. Car « l’endémie signifie que le virus circule, qu’il peut causer des bouffées épidémiques comme avec la rougeole, ou saisonnières avec la grippe ». Surtout, « l’endémie n’est pas synonyme de bénignité ». En effet, le paludisme, comme le sida, tue 600 000 personnes par an, quand la tuberculose cause 1,5 million de décès et la grippe saisonnière au moins 1 million. Une pandémie, selon Philippe Sansonetti, se déroule en « trois grands actes d’une dramaturgie ». Mais autant l’apparition et l’extension sont peu contestables, la régression est souvent « un acte bâclé et peu décrit » car plus diffus. Une pandémie prend fin « quand la situation se normalise pour les populations, que les gens parviennent à domestiquer cette nouvelle maladie infectieuse et qu’ils apprennent à vivre avec le virus. Cet arrêt est donc très hétérogène sur les plans temporel et géographique ».
Le comité d’urgence de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui a déclaré la crise du Covid urgence de santé publique de portée internationale (USPPI) le 30 janvier 2020 avant d’oser le terme de pandémie le 11 mars suivant, s’est refusé à prononcer la fin de l’état d’urgence trois ans plus tard. Une prudence qui s’explique par la crainte conjuguée, non seulement de voir les pays démanteler les systèmes de surveillance alors que les données se raréfient et deviennent donc moins robustes, mais aussi de risquer un arrêt de l’aide internationale à destination des pays pauvres et un désintérêt de la recherche. Sans oublier les controverses que suscite fréquemment le moment choisi pour déclarer l’entrée ou la sortie de l’état d’urgence, ajoute Philippe Sansonetti. « On a reproché à l’OMS de l’avoir déclaré trop tard pour Ebola en 2014 et pour le Covid-19 en 2020, ou au contraire de manière trop hâtive pour la grippe H1N1 de 2009. »
Immunité collective
Bien qu’aucune épidémie ne se ressemble, le microbiologiste prend l’exemple de la grippe espagnole. « On fixe la fin de la pandémie aux alentours de l’été 1919, mais en lisant la littérature en détail, on se rend compte qu’il y a eu des bouffées épidémiques encore à l’automne 1920 et que la grippe a continué à circuler fortement jusqu’en 1921-2022. Néanmoins la pandémie a régressé. » Cette régression pourrait être liée à l’atteinte de l’immunité collective, concept apparu en médecine vétérinaire au début du XXe siècle avant d’être repris en médecine humaine. L’Américain Wade Frost, aussi considéré comme un père fondateur, en l’occurrence de l’épidémiologie, fait sien ce concept lors de ses travaux sur les épidémies de diphtérie et de tuberculose dans les années 1920-1930. Avec le statisticien Lowell Reed, il crée l’un des premiers modèles mathématiques des épidémies. Cette méthode, appliquée à la grippe espagnole, estime que l’immunité collective pouvait être atteinte dès lors que 44 % de la population avait été infectée. C’est bien ce qui s’est produit : 500 millions de personnes infectées, soit entre 30 et 40 % de l’humanité.
Mais le virus de la grippe espagnole ne disparaît pas avec la sortie de la pandémie. Lorsque le virologue britannique Patrick Laidlaw et son équipe isolent pour la première fois un virus de la grippe chez l’homme en 1933, c’est le virus H1N1 de la grippe espagnole. « Cette souche reste le squelette de base pour l’évolution de la forme endémique, qui a très vite pris un rythme saisonnier, mais avec des épisodes de rupture pandémique : en 1957 avec un recombinant de cette souche H1N1 avec H2N2 (grippe asiatique), en 1968 avec une recombinaison qui donne un H3N3 (grippe de Hong Kong), en 1977 une réapparition du H1N1 (grippe russe) qui serait un accident de laboratoire, en 2009 avec un nouveau H1N1 d’origine porcine mais dont l’hémagglutinine est très proche de celle de la grippe espagnole. La pandémie s’est donc transformée en endémie », explique Philippe Sansonetti.
Rare éradication
Le modèle de la grippe espagnole démontre que les pandémies « s’endémisent » et que les endémies peuvent se « repandémiser ». Il existe néanmoins quelques exceptions : le SRAS en 2002-2003 qui disparaît grâce à la stratégie tester-tracer-isoler face à une contagiosité tardive, l’éradication par la vaccination de la variole, ainsi que de la peste bovine en médecine vétérinaire. « L’éradication, c’est-à-dire la disparition du micro-organisme, reste extrêmement rare. » Et pour cause. Elle est possible uniquement s’il n’y a pas de cas asymptomatique, s’il n’existe pas de réservoir animal, si un vaccin efficace à longue mémoire protectrice est disponible et s’il n’y a pas ou peu de variants d’échappement immunitaire. « Cela montre que l’éradication du Covid-19 par la vaccination est impossible puisqu’il ne coche aucune de ces cases », prévient le microbiologiste.
Pour la plupart des pathologies, l’objectif n’est pas une éradication mais une élimination, notamment par la vaccination, ce qui n’empêche pas le virus de circuler à bas bruit et de réapparaître dès que la couverture vaccinale fléchit. L’occasion pour Philippe Sansonetti de saluer l’exploit du développement de vaccins anti-Covid efficaces en moins d’un an « qui ont permis de sauver entre 500 000 et un million de personnes rien qu’en Europe, donc de préserver les systèmes de santé, et finalement d’entamer plus tôt une transition pandémo-endémique dans nos régions ». Malheureusement, une élimination du Covid-19 semble peu probable également car, selon la méthode Frost-Reed, il faudrait une couverture vaccinale de 90 % de la population de la planète, enfants compris, pour atteindre l’immunité de groupe. Pour Philippe Sansonetti, l’OMS n’est pas près de lever l’urgence de santé publique de portée internationale. Pourtant, le 7 mars dernier, son directeur du programme de gestion des situations d’urgence sanitaire, Mike Ryan, s’il a bien rappelé que « la pandémie n’est pas terminée », a aussi nuancé son propos : « Nous entrons dans la période où le virus va rejoindre la liste des infections hivernales. » À voir fin avril ou début mai ce que donnera la 15e réunion du comité d’urgence Covid-19 de l’OMS, qui a lieu tous les trois mois pour savoir si cette USPPI doit être levée ou maintenue.
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