C’est quasiment à l’unanimité que les pharmaciens ont baissé le rideau le jeudi 30 mai. C’est aussi d’une seule voix qu’ils ont scandé dans les rues de Nantes, Strasbourg, Lille, Lyon ou Marseille (liste non exhaustive !) leur colère contre les différentes menaces dont ils sont l’objet. Libéralisation de la vente en ligne, financiarisation rampante, érosion de leur marge ou encore pénuries de médicaments qui entament le temps consacré aux patients et rongent leur enthousiasme à exercer le métier.
« Je suis fille de médecin et de pharmacienne. Cela fait vingt ans que j’exerce ce métier que j’ai choisi. Autrefois, une rupture de médicament suffisait à nous inquiéter, aujourd’hui c’est au moins un produit par ordonnance qui manque ! Nous ne pouvons plus consacrer le temps que nous souhaitons à nos patients, ni exercer les nouvelles missions pourtant très intéressantes qu’on nous confie », se désespère dans le cortège parisien une titulaire d’un quartier populaire de Dijon. Ce témoignage résume à lui seul la désespérance et la colère des quelque 3 000 officinaux du cortège parisien. En dépit d’une fracture récente, la pharmacienne a tenu à parcourir les cinq kilomètres qui séparent la fac de pharmacie de Paris V du ministère de l’Économie et des Finances où seront reçus, en fin de journée, les syndicats, les groupements et les étudiants. Ni la pluie du début d’après-midi, ni l’organisation induite par la fermeture de leur officine, ne sont parvenues à ébranler la détermination des officinaux. Preuve que quand les pharmaciens décident de se mobiliser, ils ne sont pas dans la demi-mesure.
Une grève record
Ainsi en France, plus de 90 % des pharmacies ont baissé le rideau le 30 mai, et ce taux atteignant même 96 %, voire 100 % dans certains secteurs. Et nombre de pharmaciens grévistes réquisitionnés se sont pliés aux injonctions de l’Agence régionale de santé (ARS) tout en observant, à distance, leurs confrères défiler (voir ci-dessous). La cohésion était en effet l’un des maîtres mots de ce mouvement né en région, et émanant le plus souvent d’intersyndicales USPO/FSPF. Ce mouvement est assez rare et son ampleur spectaculaire pour être marqués dans les annales de la pharmacie française.
Comme un leitmotiv, le sujet de la préservation du maillage officinal a été repris dans de nombreux cortèges
Il faut remonter à 2014 pour trouver une trace de grève officinale. Et encore, la mobilisation de l’époque contre la menace incarnée par la volonté du ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, de briser le monopole (déjà) n’avait pas atteint ce degré. « Il y a en plus aujourd’hui les problèmes d’économie de l’officine et des étudiants, qui n’étaient pas là il y a 10 ans », souligne amèrement Pierre-Olivier Variot, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO). « En dix ans, 2 000 pharmacies ont fermé leur porte. Nous sommes investis dans notre métier et nous voulons continuer à nous investir. Et ne pas partir à la retraite sans rien, comme c’est déjà le cas pour certains de nos confrères », met en garde Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF). Car, comme un leitmotiv, le sujet de la préservation du maillage officinal a été repris dans les nombreux cortèges répartis dans l’Hexagone. Cette préoccupation est d’autant plus prégnante que l’officine demeure souvent la seule attache de proximité avec le système de soins pour les populations. Les patients ne s’y sont pas trompés, ils ont soutenu dans leur immense majorité le mouvement des pharmaciens (voir page 7).
Des promesses
La mobilisation a en tout cas résonné auprès des pouvoirs publics, qui semblent désormais renoncer aux sirènes de la vente en ligne (voir ci-contre). Tout au moins sous la forme de stocks déportés, tels qu’ils ont pu être envisagés par certains fonctionnaires de Bercy.
Ces avancées, obtenues en fin de journée par les syndicats, les groupements et les étudiants après un entretien de plus de 2 heures et demi auprès du cabinet de la ministre déléguée aux entreprises auprès du ministère de l’Économie et des Finances, s’incarnent dans la volonté du gouvernement d’impliquer la profession dans ces différents dossiers. Ainsi, les groupements soutenus par les syndicats seront-ils appelés à « co-construire » un modèle de vente en ligne. L’Ordre de son côté aura le pouvoir de contrôler les pactes d’associés lors des transmissions d’officine et, le cas échéant, de faire barrage à toute intrusion de fonds extérieurs à la pharmacie. Quant aux étudiants, on leur a promis une réforme du troisième cycle avec revalorisation de la rémunération du stage de 6e année et des indemnités de transport.
Et des questions en suspens
Rassurée, la profession ? Il faut maintenant des actes. Et obtenir les réponses aux autres questions. Sur les pénuries de médicaments, le gouvernement, qui veut des relocalisations et s’offusque des potentielles délocalisations (Biogaran), continue à vouloir baisser les prix des médicaments. Sur les pharmacies des zones rurales, le décret « territoires fragiles » était promis pour mai. « Nous y sommes », lance malicieusement Philippe Besset.
Il faudra surtout mettre de l’argent sur la table « pour ne pas que le réseau crève », tranche Pierre-Olivier Variot. Sur ce volet, le ping-pong des négociations conventionnelles avec l’assurance-maladie, en cours depuis le début de l’année, peine à déboucher sur des solutions acceptables pour l’officine des quatre prochaines années. La balle est désormais dans le camp de l’assurance-maladie. Mais aussi aux mains des syndicats. Car comme met en garde Philippe Besset (voir page 8), si ces négociations ne venaient à aboutir, la profession perdrait deux ans. Un délai qui pourrait être fatal aux pharmacies les plus fragiles du réseau.
À Nantes, chronique d’une pharmacienne réquisitionnée
« Bonjour, c'est pour une urgence ? » Ainsi était-on accueilli le jeudi 30 mai à la Pharmacie Saint Félix, l’unique officine réquisitionnée dans la ville de Nantes (Loire-Atlantique). Par ces mots, on sent que la titulaire Corinne Lovat est là parce qu’on le lui impose. Au fil des heures, elle n’a cessé d’interroger les patients et de servir tout le monde en travaillant non-stop jusqu’au soir, assistée de trois salariés. Dès le matin, un quart d’heure après l’ouverture, quatre patients se pressaient déjà dans cette petite officine de quartier. À la fin de la journée, avant d’enchaîner avec une garde, le compteur affichait 377 passages en caisse, contre 150 en moyenne habituellement. Pourtant, la pharmacie affichait la couleur dès sa porte. Au-dessus des horaires aménagés pour l’occasion et étendus jusqu’à 20 h 30, une affichette indiquait « en grève ». « En fait nous avons eu surtout des ordonnances du jour provenant de SOS Médecins et des médecins de ville, et bien sûr quelques oublis. Toutefois, j’ai été surprise par le nombre de personnes qui n’étaient pas au courant de la grève alors qu’on l’avait affichée, que la presse en avait parlé… À un monsieur venu chercher un shampooing antipoux, j’ai quand même suggéré que ce n’était pas le jour », explique la titulaire qui n’a pas perdu de son dynamisme après cette longue journée. « Finalement, les patients ont pu avoir ce qu’ils voulaient », ajoute-t-elle avec le sentiment du devoir accompli. Si elle n’avait été réquisitionnée, Corinne Lovat aurait défilé dans les rues de Nantes, comme ses confrères. Le matin pourtant, elle a eu comme un doute : « Je dois avoir le sourire ? », nous a-t-elle glissé au moment de poser pour « Le Quotidien du pharmacien ? » Dans sa marinière d’inspiration bretonne, on y a eu droit et visiblement elle a su le garder toute la journée.
Fabienne Colin
Le 30 mai en chiffres
30 000 manifestants sur la France entière.
18 000 officines fermées. Un cortège de 1,2 kilomètre
à Paris. Bordeaux* : 700 à 800 manifestants.
Châlons-en-Champagne* : 500 à 600 manifestants.
Angers* : 500 à 600 manifestants. Angoulême* :
500 à 600 manifestants. Dijon* : plus de 1 000
manifestants. . Lille* : plus de 3 000 manifestants.
Limoges* : 500 à 600 manifestants. Lyon* : 500 à 600
manifestants. Marseille* : plus de 1 000 manifestants.
Montpellier* : plus de 1 000 manifestants. Mulhouse* :
500 à 600 manifestants. Nancy* : plus de 1 000
manifestants. Nantes* : 700 à 800 manifestants.
Nice* : plus de 1 000 manifestants. Paris* : 3 000 à
4 000 manifestants. Rennes* : 700 à 800 manifestants.
Saint-Étienne* : 700 à 800 manifestants. Strasbourg* :
500 à 600 manifestants. Toulon* : 500 à 600
manifestants. Toulouse* : plus de 1 000 manifestants.
Tours* : 500 à 600 manifestants.
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