Dans les cabinets médicaux comme au comptoir des officines, les benzodiazépines (BZD) font partie du quotidien des professionnels de santé depuis de longues années. Et en dépit des mesures visant à réduire leur consommation, elles continuent, 60 ans après leur introduction en thérapeutique, de figurer en bonne place dans l'arsenal médical. Ainsi, les BZD et leurs apparentés (« Z-drugs » : zolpidem, zopiclone) comptent depuis plusieurs décennies parmi les médicaments les plus prescrits.
En 2015 (derniers chiffres exhaustifs), près de 13,4 % de la population française a consommé au moins une fois une BZD (anxiolytique principalement) ; 64,6 millions de boîtes de BZD anxiolytiques et 46,1 millions de boîtes d’hypnotiques ont été vendues, les traitements étant initiés par un médecin généraliste dans environ 82 % des cas. La crise du Covid n’a pas arrangé la situation. L’utilisation des anxiolytiques s’est amplifiée en 2020 et en 2021 avec des hausses de délivrance de +5 % à 13 % selon la molécule et des hausses d’instauration de traitement de +15 % à +26 % par rapport à l’attendu (+3,4 millions de délivrances d’anxiolytiques et +1,4 million de délivrances d’hypnotiques par rapport à l’attendu en 2021).
En potentialisant l’action inhibitrice de l’acide gamma-amino butyrique (GABA), les BZD inhibent indirectement l’action de neurotransmetteurs (sérotonine, noradrénaline, etc.) impliqués dans l’expression émotionnelle. Elles agissent sur les aires limbiques et corticales du cerveau, le cervelet et la moelle épinière, d’où la diversité de leurs effets neurologiques : à des degrés divers selon la molécule et la dose, elles sont anxiolytiques, hypno-sédatives, myorelaxantes, anticonvulsivantes et amnésiantes.
Le traitement des troubles anxieux constitue l’essentiel de l’indication des BZD et explique leur popularité, en usage intermittent (quelques prises par semaine) ou continu (tous les jours), notamment chez le sujet âgé de plus de 65 ans et de sexe féminin. Pourtant, les BZD ne constituent en rien un traitement pertinent, de fond, d’un trouble anxieux : il relève d’une psychothérapie associée à un antidépresseur, les anxiolytiques ne pouvant y participer que de façon transitoire. Autre indication majeure : l’insomnie, par usage d’une BZD d’action courte (zopiclone) ou prolongée (oxazépam). Les autres indications posent moins de questionnements, qu’il s’agisse de la prise en charge à très court terme du sevrage alcoolique (diazépam sur 10 jours au maximum) ou de celle de certains troubles comitiaux.
Une iatrogénie non négligeable
Les BZD exposent à une iatrogénie préoccupante repérée dès les années 1980. Commune à toute leur classe, elle varie selon la dose, la demi-vie d’élimination et le profil du patient.
La sédation et les troubles cognitifs exposent à un risque accidentogène souvent potentialisé par la prise d’autres médicaments, d’alcool ou de cannabis : les BZD sont classées en « niveau trois » de danger depuis 2017 (incompatibilité majeure avec la conduite automobile). Ces effets sont plus fréquents lors de la prise de molécules de longue durée d’action. Fréquente, une amnésie antérograde s’observe même aux doses thérapeutiques. Des états confuso-oniriques sont décrits notamment chez le sujet âgé : ces signes l’exposent à un risque de désocialisation ou de diagnostic médical erroné, les signes d’iatrogénie étant confondus avec ceux d’un trouble neurologique. L’association entre usage prolongé de BZD et démence neurodégénérative, suggérée il y a vingt ans, est confirmée par des études observationnelles : les publications récentes soulignent l’existence d’un risque avec les molécules de demi-vie très courte - notamment la zopiclone et le zolpidem - utilisées à forte dose sur une période prolongée. L’action myorelaxante peut induire chez un sujet vulnérable (patient âgé, insuffisant respiratoire, etc.) une hypotonie musculaire avec troubles ventilatoires, diplopie, risque de chute.
Au-delà de cette iatrogénie d’expression immédiate ou presque, l’usage un tant soit peu prolongé d’une BZD expose à un risque de tolérance (accoutumance). Se caractérisant par la diminution de l’effet thérapeutique pour une même posologie administrée durant plusieurs semaines, elle conduit souvent à une augmentation des doses ou à l’association illogique et inappropriée de plusieurs BZD.
Une dépendance acquise dès deux semaines de traitement
Les BZD induisent parfois en deux semaines d’usage régulier une dépendance préoccupante. Le manque est dominé par l’anxiété, les signes dépressifs, les troubles du sommeil avec cauchemars, les troubles cognitifs, des céphalées, une irritabilité, des myalgies et des myoclonies, une hypersensitivité (photophobie, hyperacousie). Apparaissant dans les heures ou les jours suivant l’arrêt du traitement (selon la demi-vie), ces signes persistent 2 à 4 semaines mais parfois des mois (postacute withdrawal syndrome des auteurs anglo-saxons) ; ils ne seront pas confondus avec l’effet « rebond » observé lors d’un arrêt brutal avec réapparition paroxystique mais brève de l’anxiété ou de l’insomnie. Le manque survient même après usage de doses thérapeutiques, ce qui explique que le sevrage reste difficile et échoue souvent, avec reprise de BZD par des patients qui ne parviennent pas à faire le deuil de l’usage, même à des doses simplement thérapeutiques, de ces médicaments.
Ce concept clinique récent décrit comme « dépendance complexe et persistante » embrasse une réalité longtemps mésestimée. Il pourrait, après la « crise des opioïdes » aux États-Unis, révéler une « crise des anxiolytiques »… Cette approche fait sens lorsque l’on sait que la durée moyenne d’utilisation d’une BZD anxiolytique est, en France, de 5 mois/an, celui d’une BZD hypnotique de près de 4 mois/an, qu’environ 16 % des usagers consomment une BZD sans discontinuer et 22 % deux BZD simultanément (ANSM 2017).
Une question sociale ?
La prescription souvent inadaptée ou prolongée des BZD doit beaucoup à la demande des patients : notre société érige en norme l’anesthésie psychologique comme la satisfaction immédiate des besoins, et, dans pareil contexte, ces tranquillisants font figure de solution « magique » par leur efficacité, leur rapidité et la simplicité de leur usage : ils s’imposent comme une béquille pharmacologique, bien qu’ils ne soient efficaces que sur une période brève et ne traitent pas… les causes de l’anxiété !
Cette inadaptation doit également aux médecins qui ne consacrent que rarement aux patients l’écoute et le temps que mérite leur douleur morale, et à une insuffisante prise en compte des troubles psychiques, entre manque de spécialistes, hôpitaux sinistrés et remboursement insuffisant des psychothérapies. Conséquence de ceci, le nomadisme médical en quête de prescriptions, la complaisance de certains prescripteurs, la banalisation des BZD dans les armoires à pharmacie familiales et les conseils entre voisins favorisent l’automédication et le mésusage. Pourtant, des mesures ont été prises progressivement pour limiter les risques : retrait du marché en 2005 du dosage 50 mg des gélules de clorazépate et accès restreint au dosage 20 mg (ordonnance sécurisée, prescription limitée à 28 J), du flunitrazépam et du tétrazépam en 2013 (déjà soumis à la réglementation des stupéfiants depuis 2001), accès restreint au clonazépam en 2012, contrôle renforcé de l’accès au zolpidem en 2017.
Il n’en reste pas moins vrai que l’application de l’arrêté du 7 octobre 1991, des Références médicales opposables (RMO) « Anxiolytiques et hypnotiques » de 1993 (cf. arrêtés du 3 mars 1995 et du 13 novembre 1998) ou la Fiche de Bon usage « Quelle place pour les BZD dans l’anxiété » publiée par la HAS (2018) devraient permettre de gérer la question en respectant des règles élémentaires : prescription d’une seule BZD dans une indication d’anxiété ou d’insomnie sévères, posologie personnalisée, durée d’administration n’excédant pas 12 semaines (anxiété) et 4 semaines (insomnie) - réduction progressive de la dose comprise -, usage de la posologie minimale efficace. Qui sait, peut-être l’inclusion d’un indicateur lié à la durée de prescription des BZD anxiolytiques dans la ROSP médecins influera-t-elle la situation ?
Du 23 au 31 décembre
Menace d’une nouvelle fermeture des laboratoires d’analyses médicales
Addictions
La consommation de drogues et d’alcool en baisse chez les jeunes
Crise sanitaire : le malaise des préparateurs
3 questions à…
Christelle Degrelle