À L’HEURE où une thèse vient de paraître* recensant toutes les vieilles officines de France, on apprend que l’avenir de la pharmacie Lhopitallier est incertain, celle-là même qui est décrite dans l’ouvrage comme un cas unique dans le paysage pharmaceutique. « La plus belle devanture de Paris »**, du fait de son incorporation à l’ensemble historique protégé du Quartier Latin, resterait en place au 3 rue Soufflot, mais l’intérieur, qu’on croirait sorti d’un film d’époque, devrait être prochainement investi par un commerce de semi-luxe. Roger Lhopitallier a pris sa retraite il y a quelques jours, fin janvier, et nous confie son inquiétude : « Il faut alerter, prévenir de la perte d’un patrimoine par des transactions ».
Comme de nombreuses anciennes pharmacies, la pharmacie Lhopitallier n’a pas été classée au titre des Monuments Historiques, « une démarche trop contraignante » selon de nombreux propriétaires qui souhaitent garder la liberté de l’aménagement de l’activité moderne dans l’ancien sans se soumettre à des règles trop strictes. Mais, dans ce cas, le risque est l’absence de repreneur bienveillant et, donc, le démantèlement et la dispersion aux enchères des objets et du mobilier. Ou bien, dans le pire des cas, sa disparition, comme pour la pharmacie Doussot-Largarde, à Vincennes, ou celle de la rue des Franc-Bourgeois, à Paris (alors qu’elle était en instance de classement !).
Un patrimoine exceptionnel.
Parfois, on voit encore d’anciennes étagères de bois au milieu d’un aménagement ultramoderne ou reconverties pour un commerce différent, comme c’est le cas pour la pharmacie Sainte-Anne, aujourd’hui une orfèvrerie. D’autres ont eu plus de chance, en étant transférées dans un musée pour tout ou partie du mobilier, comme la devanture de l’ancienne pharmacie Lescot, rue de Grammont, à Paris, conservée au musée Carnavalet. Et d’autres subsistent toujours comme, par exemple, la pharmacie de l’Île Saint-Louis ou la pharmacie Pelletier, rue Jacob. « L’histoire n’est pas toujours triste, en effet », nous confie Dominique Kassel, directrice des collections d’histoire de la pharmacie à l’Ordre national des pharmaciens. Cependant, elle nous alerte sur l’importance de la sauvegarde d’un patrimoine pharmaceutique exceptionnel et pourtant encore trop peu connu. C’est un patrimoine à découvrir, un patrimoine qui vit tous les jours puisqu’il cohabite avec les exigences de la profession moderne. Il n’est pas figé, d’où la difficulté à le cerner totalement, à le connaître précisément. Chaque jour, on peut découvrir des pots, des décors, des armoires, des ustensiles… Mais, a contrario, chaque jour, ces témoins du passé peuvent tout aussi bien disparaître sans qu’on en ait connaissance.
Quoi de plus simple que de remplacer un commerce par autre. Une transaction permet le début d’une nouvelle ère. Le temps passe et l’on oublie ce qu’il y avait avant. Dans notre société moderne, de consommation, le changement est devenu habituel. Mais parfois, ce qu’il y avait avant était un petit trésor, un témoin d’une époque révolue. C’est justement le cas de la pharmacie Lhopitallier qui conserve un préparatoire fait de briques réfractaires, intégrant trois arrivées de feu au-dessus desquelles se dressent deux magnifiques alambics de cuivre. La table de travail est tapissée d’un carrelage en faïence d’inspiration nordique, peut-être du Delft. L’ensemble est très rare. Des pièces identiques, de cette taille, mythiques pour la profession de pharmacien, il ne doit en rester qu’une poignée en France. À la pharmacie Caillo, au 56 boulevard d’Ornano, on peut encore voir un ensemble ressemblant, en moins bon état cependant : un large préparatoire rectangulaire en briques protégeant des arrivées de feu surmontées de deux grandes bassines de cuivre dans lesquelles se préparait encore, au milieu du siècle dernier, la recette maison.
Le dernier témoin.
La pharmacie Lhopitallier est une des plus anciennes de Paris. Elle se trouvait rue de la Montagne-Sainte-Geneviève au XVIIIe siècle, un quartier qui comptait beaucoup d’apothicaires, avant d’être transférée à son emplacement actuel, juste en face du Panthéon et de la faculté de droit, suite au prolongement de la rue des Écoles dans le cadre des travaux dirigés par le baron Haussmann. Le plus émouvant, c’est qu’elle n’a pas changé depuis le XIXe siècle. Les magnifiques boiseries en chêne de Hongrie, d’une solidité à toute épreuve, la longue série de pots en verre soufflé du XIXe siècle aux étiquettes décorées à la feuille d’or, la spectaculaire caisse encore en fonctionnement et âgée de plus de 100 ans, l’arrière-boutique tapissée d’étagères où les apprentis dormaient autrefois sur des lits pliants, le petit bureau du pharmacien et son lit qui servait à allonger les malades de passage ou à patienter pendant les heures de garde, tout est resté comme avant, jusqu’à devenir un petit musée vivant au cœur Paris.
Doucement, son propriétaire nous décrit encore une fois tous les objets. On perçoit dans le ton de sa voix le tremblement de la tristesse. Sa chère pharmacie, celle de son grand-père Octave et de son père Henri, celle qui affichait fièrement sur une publicité des années 1930, « De 1750 à ce jour, en plus de 180 ans, 7 pharmaciens, une seule tradition » est le dernier témoin d’une génération de pharmaciens parisiens qui remonte au XVIIIe siècle. Mais pas seulement. C’est l’histoire d’un quartier parisien aussi. C’est l’histoire de Paris, tout simplement.
Alors, si Henri Lhopitallier a sauvé une première fois, de justesse, ses précieux alambics en écrivant à l’administration française qui voulait les détruire à la masse, suite à une loi interdisant la fabrication d’alcool, pourquoi ne seraient-ils pas sauvés une deuxième fois ? Il faudrait faire vite. La pharmacie Lhopitallier resterait une belle histoire à raconter dans un musée ou dans tout autre lieu d’accueil, et surtout, elle deviendrait le symbole de la sauvegarde d’une officine historique.
Il y a peu de temps, la présidente de l’Ordre national des pharmaciens, Isabelle Adenot, rappelait l’importance de l’héritage du passé pour l’avenir d’une profession : « Le patrimoine c’est l’écrin dans lequel s’épanouit et se consolide la mémoire. Mettre en valeur notre héritage pharmaceutique nous rappelle que le flambeau nous est légué et nous pousse à l’innovation dans un contexte où les besoins évoluent. » Espérons que cette maxime soit entendue et respectée.
** Voir notre article paru dans « Le Quotidien du Pharmacien » n° 2770 du 6 septembre 2010.
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