Le Quotidien du Pharmacien.- Le budget prévisionnel est un outil indispensable pour prendre une décision majeure, soit l’achat d'une pharmacie, soit d’autres investissements, dans un contexte moins euphorique. Quels sont, selon vous, les principaux points de vigilance à observer ?
Bertrand Cadillon.- Dans un contexte où l’optimisme est tempéré et où des décisions importantes comme l’achat d’une pharmacie ou un investissement doivent être prises, un budget prévisionnel est effectivement un outil indispensable. Pour garantir une vision réaliste de la situation, plusieurs points de vigilance doivent être pris en compte. Tout d’abord, l’étude prévisionnelle doit se baser sur les deux derniers bilans pour fournir une base solide et réaliste. Cela permet d’avoir une compréhension approfondie de la situation financière actuelle de la pharmacie et d’éviter les estimations trop optimistes ou pessimistes.
Au-delà, il est crucial de passer au crible les frais généraux et leur évolution, car ils peuvent avoir un impact significatif sur la rentabilité future de l’officine. Des prévisions précises sur les dépenses fixes telles que le loyer et autres frais opérationnels sont essentielles pour une planification financière efficace. Concernant le niveau de l’activité, le franchissement des tranches de 1,3 million d’euros de chiffre d’affaires retraité est un élément à prendre en considération, car il nécessite l’embauche d’un pharmacien adjoint à temps plein. Cela implique une charge supplémentaire en termes de salaires et de gestion des ressources humaines à anticiper dans le budget prévisionnel. D’une manière générale, les frais de personnel représentent un point de vigilance majeur, étant donné qu’ils ont connu une forte augmentation au cours des deux dernières années. Il faut avoir en tête que leur poids est aujourd’hui souvent supérieur au tiers de la marge brute avec une faible flexibilité compte tenu du code du travail !
Dans le même registre, l’EBE retraité de la rémunération chargée du titulaire est un bon indicateur de la performance financière de la pharmacie. Il permet d’évaluer la rentabilité opérationnelle de l’officine et d’identifier les domaines où des améliorations pourront être apportées.
La forte augmentation de la part des produits chers dans les ventes est-elle un facteur à prendre en compte ? Et si oui, comment ?
Oui, l’augmentation significative de la part des médicaments chers dans les ventes-comptoir est désormais un élément à prendre en compte pour toutes les pharmacies car la part croissante de ces produits a un impact majeur sur la marge brute et, par ricochet, sur la rentabilité globale de l’officine. Pour faire des prévisions, nous adoptons des approches spécifiques pour évaluer cet impact. La méthode classique consiste à retraiter les dernières tranches de la marge dégressive linéaire (MDL) en valeur afin de reconstituer une marge normative neutralisant les produits chers. Cette méthode permet d’avoir une vision plus précise de la rentabilité réelle des ventes, en prenant en compte uniquement les produits plus standards dans le calcul de la marge. Pour cela, nous nous appuyons de plus en plus sur les logiciels de gestion officinaux (LGO) pour réaliser un tableau de marge par activité. En résumé, s’il est nécessaire de se référer aux derniers bilans pour une première approche prévisionnelle, cela n’est pas suffisant ! Il est plus que prudent de se ravitailler en information grâce aux LGO qui apportent tous une grande quantité de données qui se révèlent aujourd’hui indispensables pour modéliser ce que seront l’activité et la marge future.
Que retenez-vous actuellement comme taux pour actualiser les frais de personnel et les charges fixes sur les trois prochaines années ?
Comme la prévision n’est pas de la divination, nous essayons d’interpréter ce que pourrait être le niveau de hausse des prix à moyen terme. Ce n’est pas toujours facile dans les circonstances actuelles ! En conséquence, pour actualiser les frais de personnel sur les trois prochaines années, nous retenons un taux de 3 % d’augmentation chaque année. Pour ce qui est des charges fixes, nous optons pour un taux d’actualisation de 2% sur la même période. Notre approche va au-delà de la simple application de ces taux. En effet, nous considérons les frais de personnel comme un élément critique dans nos prévisions. Au-delà des seuils d’activité qui peuvent nécessiter des recrutements supplémentaires, nous examinons attentivement le profil de chaque salarié en réalisant un audit social approfondi. Dans le cadre de cet audit, nous analysons chaque fiche de paie pour évaluer l’ancienneté de chaque employé. Il est important de noter que tous les trois ans, jusqu’à une période de quinze ans, les salaires sont mécaniquement augmentés de 3%, en plus du taux d’actualisation. Cette augmentation automatique peut avoir un impact significatif sur les prévisions financières de l’entreprise.
Est-ce à dire que vous faites de la gestion prévisionnelle des carrières et de l’emploi ?
C’est un peu cela ! Dorénavant, nous examinons attentivement les profils de carrière et tout particulièrement les diplômes obtenus par chaque employé. Il est essentiel de vérifier la conformité à la réglementation : à titre d’illustration un préparateur ou une préparatrice qui n’a pas encore obtenu son diplôme ne peut dispenser les médicaments. Cette analyse approfondie des compétences et des qualifications du personnel nous permet d’anticiper au mieux les besoins en recrutement et les éventuelles augmentations salariales, contribuant ainsi à une planification financière précise et efficace a minima pour les trois prochaines années.
Les montages juridiques et financiers de plus en plus sophistiqués pour l'achat d'officine ne rendent-ils pas moins lisibles les budgets prévisionnels ?
En effet, tandis que la structure financière traditionnelle peut être relativement simple à appréhender, l’introduction de holdings et d’autres entités complexes nécessite une analyse approfondie. Par exemple, la création d’une holding pour l’acquisition d’une pharmacie implique non seulement d’évaluer ses propres charges d’emprunt, mais également d’examiner les implications des régimes fiscaux possibles.
Entre autres, il est essentiel de prendre en compte des éléments tels que les remboursements de compte courant, les versements de dividendes, le ré-étalement des emprunts existants, qui peuvent avoir un impact significatif sur le financement global.
Comment rendez-vous digestible cette complexité ?
Cela nécessite de faire parfois deux, voire trois budgets prévisionnels : celui de la société exploitante, celui de la société mère ou holding et parfois le budget personnel du ou des pharmaciens exploitants !
Dans ce contexte et afin de garantir une compréhension claire et transparente des budgets prévisionnels, il est recommandé d’accompagner leur présentation de notes explicatives exhaustives. Ces notes permettent aux acteurs financiers (banquiers, investisseurs, booster d’apports) de mieux saisir les tenants et aboutissants des montages juridiques et financiers utilisés, facilitant ainsi la prise de décision éclairée.
Les boosters d'apports semblent prendre une part de plus en plus importante dans les montages financiers des primo-acquéreurs. Comment gérez-vous ces compléments d'apports ainsi que l’atterrissage dans vos plans de financement ?
L’utilisation croissante des boosters d’apports, provenant de groupements ou d’institutionnels est de plus en plus intégrée dans les plans de financement des primo-acquéreurs mais certains de ces financements soulèvent des questions sur leur gestion et leur impact sur les années à venir. Que ce soit pour l’installation initiale, en solo ou en association, ou pour des investissements en officine, le financement reste crucial pour les pharmaciens au démarrage et tout au long de leur carrière.
Les boosters, souvent associés à des franchises de remboursement pouvant s’étendre sur 12 ans (accompagnement de la CAVP par exemple), doivent être intégrés de manière prudente dans les plans de financement. Ainsi, dans les prévisionnels, une marge de sécurité de 15 à 20% est généralement incluse pour prendre en compte le remboursement in fine. De plus, les plans de financement actuels sont élaborés avec un taux fixe de 4%, reflétant les conditions du marché financier actuel.
Deux points clés méritent d’être soulignés : d’abord, la préservation de l’indépendance des pharmaciens, essentielle à leur activité et ensuite la nécessité d’une valorisation cohérente des officines liée à leur rentabilité ! Nous constatons que certains montages financiers « acrobatiques » risquent de rompre ce lien, en visant une rentabilité à court terme tout en faisant l’impasse sur les remboursements futurs des prêteurs. En conclusion, si les “boosters” d’apports offrent de nouvelles possibilités de financement aux jeunes pharmaciens, les contraintes générées doivent être soigneusement évaluées pour garantir une intégration harmonieuse dans les plans de financement, tout en préservant l’indépendance et la viabilité à long terme des officines.
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