Ce ne sont pas les quelques soubresauts enregistrés récemment dans les ventes de masques ou de tests antigéniques qui sauveront la donne. 2023 ne ressemblera définitivement pas aux trois années précédentes. Le réseau officinal s'y attendait. Les données du premier semestre communiquées en exclusivité par les experts-comptables CGP, Fiducial et KPMG, lors de la Journée de l'économie de l'officine organisée le 20 septembre par « Le Quotidien du pharmacien » le confirment. Si le chiffre d'affaires parvient à se maintenir quelque peu pendant les six premiers mois de l'année au niveau de la période de référence 2022 (1,090 million d’euros, chiffres CGP), il le doit essentiellement à la prescription hospitalière et à la hausse des prix des médicaments OTC et de la parapharmacie.
Des honoraires en recul
C’est ainsi qu’une progression des ventes HT de 7,58 % (5,48 % d'augmentation dans les produits de TVA à 20 % et 9,67 % pour le médicament remboursé) parvient à masquer la chute abyssale des missions Covid (entre 94,34 % et 95 % selon les cabinets comptables). Du reste, sans les vaccins, ni les tests, les ventes ne se seraient accrues que de 5,97 points.
Au cours de ce premier semestre marqué par le décrochage lié à la fin des activités Covid, le médicament remboursé demeure l’élément stabilisateur, contribuant pour 75 % au total des ventes et pour 68 % au chiffre d’affaires global. Mais cette solidité n’est qu’apparente. Certains signes de faiblesse apparaissent tel les reculs de 3,66 % et de 14,29 % des honoraires de dispensation et des honoraires à l’ordonnance. Ce reflux de l'activité se retrouve dans une chute de plus de 12 % de la fréquentation (1) pointée par le cabinet Fiducial. Quant à l’augmentation de 4 euros du panier moyen, il est difficile d’en identifier le facteur. Est-elle imputable à l’inflation ? À la proportion prise par les médicaments chers ?
Sans doute un mix de tout, estime Philippe Becker, expert-comptable, consultant pharmacie pour Fiducial. « Il est difficile, par rapport à ces chiffres, de déterminer la cause réelle. Il faut être prudent. Car nous n’avons pas le degré de granularité qu’ont d’autres sources. Les panélistes font des études fort intéressantes qui corroborent d’ailleurs – j’ai regardé des chiffres du GERS – assez bien ce qu’on vous présente sur 2023. » Et de prédire « C’est très compliqué et ça va l’être encore plus dans les années qui viennent, car on ajoute des couches et des sous-couches de prestations qui sont difficiles à repérer dans les bilans. Même pour ceux qui utilisent des logiciels de gestion officinale. Nous allons travailler durement sur les taux de TVA et bien d’autres sujets. » Davantage qu’une granularité, cette analyse du premier semestre reflète des tendances.
Des coûts d'exploitation en hausse de 4 %
Le phénomène le plus significatif reste la croissance exponentielle de la part détenue par les médicaments dits chers dans le chiffre d’affaires. Surveillées de près par les titulaires et leurs experts-comptables parce que peu génératrices de marge, ces ventes poursuivent leur expansion : + 27,43 % pour les médicaments d’un prix supérieur à 1930 euros, + 19 % pour ceux dont le prix excède 150 euros. Leur poids n'est plus à prouver. Comme le relève CGP, sans les médicaments chers le produit des ventes en pharmacie reculerait de près de 5 %. Sur le manque à gagner généré par l’absence de marge au-delà de 1930 euros, les experts-comptables rejoignent à environ 500 millions d’euros près, les estimations de Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF). Selon lui, « le réseau distribue chaque année pour 6 milliards d’euros de médicaments sans marge, sans rémunération ».
Loin de lui l’idée de vouloir se substituer aux syndicats, chargés des négociations avec l’assurance-maladie, mais Philippe Becker estime légitime faire valoir la place des médicaments chers lors des prochaines discussions. Cette question risquant d’être plus prégnante encore avec l’arrivée de nouvelles molécules sur le marché. Car c’est un fait inscrit dans les bilans officinaux, cette prédominance des médicaments chers n’entame que davantage une marge brute globale, déjà mise à mal, dans un contexte inflationniste, par la hausse des charges, des frais de personnels et globalement une augmentation des coûts d'exploitation estimée à 4 % en fin d'année.
Des trésoreries en tension
Résultat, selon les données des cabinets comptables, la marge brute globale régresse de 10,42 % par rapport à la période de référence 2022. Pour un atterrissage difficile en fin d'année, à 29,87 % du chiffre d'affaires. Joël Lecoeur, président du réseau CGP, tend cependant à relativiser. Car si un taux de marge sur chiffre d’affaires aussi faible n’a plus été vu au cours des sept dernières années, l’expert-comptable rappelle que la marge en euros reste l’indicateur déterminant. « Ainsi, dans une croissance naturelle de l’activité – hors Covid - sur un volume du chiffre d’affaires globalement en hausse, avec un taux de marge de 30 %, on peut être tout à fait gagnant. » Il concède néanmoins que les trésoreries sont indéniablement en tension, « tout particulièrement dans les officines qui n’ont pas pu s’investir dans les missions Covid et n’ont pas d’avance de trésorerie. Pour elles, c’est dramatique. Par ailleurs, les grossistes-répartiteurs commencent à voir réapparaître des impayés, alors qu’ils n’en voyaient plus au cours de ces trois dernières années ».
Pour douloureuses qu’elles soient, ces premières analyses ne surprennent pas la profession. Le bilan 2022, déjà, laissait apparaître des signes de fragilisation. Les charges externes avaient ainsi explosé de 9,7 % (CGP), voire de 12,6 % (Fiducial). La hausse des frais de personnel connaissait même des taux supérieurs : 11,5 % chez KPMG, 12,4 % chez CGP, 19,6 % chez Fiducial. Ces tendances n'avaient cependant pas entamé un EBE (2) en croissance de 40 000 euros, voire de 66 000 euros, dépassant le score enregistré en 2021, année qui avait permis aux titulaires d'engranger entre 31 000 euros et 47 000 euros d'EBE supplémentaire. La marge brute globale, parallèlement, augmentait de 90 000 euros à 655 000 euros, voire de 100 000 euros, à 735 000 euros. Conscients qu'ils ne verraient pas cette performance se réitérer de sitôt, les titulaires ont profité de cette manne pour « faire face à l’augmentation des frais dans la gestion du quotidien de leur officine, constituer un coussin de trésorerie, ou entreprendre des travaux, effectuer des achats sans recourir au crédit-bail ou encore, pour ceux qui étaient en difficulté - 6 % de mes clients ont terminé l’année 2019 en perte - combler leur déficit », constate Emmanuel Leroy, expert-comptable chez KPMG. « Il ne faut pas oublier que l’Etat, à travers l’impôt sur les sociétés et les charges sociales, a pris sa part du gâteau », ne manque pas d’ajouter Joël Lecoeur. Philippe Becker a, quant à lui, préconisé la prudence à ses clients « car nous anticipions des années plus difficiles ». En effet, il est d'ores et déjà admis que le tour de force de l’année 2022 qui a vu une croissance du chiffre d'affaires à deux chiffres (+ 10,92 %, 12,70 % et 13,50 %, selon les réseaux), à respectivement 2,021 millions d'euros, 2,219 millions d'euros et 2,265 millions d'euros, ne se reproduira pas.
Quelle sera l'année de référence ?
Les syndicats qui entreront dans quelques semaines en négociations avec l'assurance-maladie pour le volet économique de la convention pharmaceutique s'évertuent à faire oublier cette année faste, et si peu représentative. Mais alors que les experts-comptables prévoient que les indicateurs de l'économie officinale renouent avec les niveaux de l'année 2020, les syndicats tiennent fermement à présenter 2019 comme l'année de référence. Philippe Besset le rappelle : « Il a été établi en mars 2022, lors de la convention pharmaceutique, que la réforme économique se fonderait sur l’année 2019, par conséquent sur une période avant le Covid. » Ce référentiel lui tient d’autant plus à cœur que « si le chiffre d’affaires tend à croître de manière naturelle, les charges ne cessent d’augmenter, 4 % pour cette année, entamant la marge de 4 % et de manière mathématique l’EBE va diminuer. Je ne crois pas à un EBE au niveau de 2020 pour 2023. Car certes l’activité augmente, mais on remplace cette année de la marge à 100 % par une marge à 0 % ». « C’est sur cela que nous allons négocier », prédit-il.
Experts-comptables et syndicats de la profession en conviennent. Bien davantage que 2023, les années suivantes, 2024 et 2025 risquent d'assister à l'effondrement de l'économie officinale et à l’économie des entreprises de manière générale. Raison de plus pour que les représentants des pharmaciens se fassent entendre, dès aujourd'hui, auprès des pouvoirs publics et des organismes payeurs.
(1) Sur un panel de 134 officines de l’Hérault et de la région Centre.
(2) Avant rémunération des titulaires et cotisations TNS.
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