Titulaire dans un petit village de l'Aude, Marc Alandry n'aurait jamais imaginé se retrouver devant un juge. Le 13 novembre 2023, celui qui est aussi vice-président de l'Association des pharmacies rurales (APR) s'est pourtant vu infliger une amende de 17 500 euros par le tribunal judiciaire de Carcassonne. Son tort ? Avoir accepté des avantages en nature de la part du groupe pharmaceutique Urgo en contrepartie d'un renoncement à des remises commerciales.
L'officinal audois assume ses erreurs. Dans la presse, à la télévision, le titulaire a raconté son histoire, pour « laver son honneur », comme il l'a notamment expliqué au « Parisien ». Avouer ses fautes, oui, mais « être traité comme un criminel » pour Marc Alandry, il n'en est pas question. Très marqué par cette douloureuse expérience, il ressent aujourd'hui « une profonde injustice ». Marc Alandry n'avait pas conscience d'être dans un système qui contrevenait aux dispositions de la loi anti-cadeaux et était donc illégal. Il n'était pas le seul pharmacien dans ce cas.
Des pharmaciens dans le viseur de la justice
Il y a exactement un an, le 27 janvier 2023, les Laboratoires Urgo Healthcare et les Laboratoires Urgo, filiales du groupe Urgo, sont condamnés par le tribunal judiciaire de Dijon à une amende d’un montant total de 1,125 million d’euros (dont 625 000 euros avec sursis) en plus de la confiscation de plus de 5,4 millions d’euros ayant fait l’objet d’une saisie pénale. Le fruit d'une enquête conjointement menée par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et la section de recherche de gendarmerie de Dijon. Selon les résultats des investigations, des avantages en nature d'une valeur estimée à 55 millions d'euros ont été accordés par Urgo entre 2015 et 2021. Cette condamnation n'est toutefois que la partie émergée de l'iceberg. Dans la foulée, la DGCCRF annonce « poursuivre son enquête auprès des pharmaciens impliqués ».
Avocat pour le cabinet Jurispharma et inscrit au barreau de Nevers, Me Éric Thiébaut gère depuis le printemps dernier les dossiers de plusieurs dizaines de pharmaciens qui ont reçu les avantages en nature d'Urgo entre 2015 et 2021. Ses clients sont tous aujourd'hui dans le même état d'esprit. « Ils sont très affectés, dans l'incompréhension et ont l'impression de s'être fait avoir, résume l'avocat. Certains d'entre eux envisagent même de vendre leur pharmacie à cause de cette affaire. Ils ont les jambes qui tremblent à l'idée de se trouver face à leurs clients. Aujourd'hui les pharmaciens sont pressurisés en permanence, ils travaillent sans compter leurs heures, ont été sursollicités pendant la crise du Covid, subissent les pénuries de médicaments et le manque de personnel… Pour ceux qui sont visés, c’est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. »
Contre-valeurs en points
Me Thiébaut représente des pharmaciens de tous âges, installés partout en France, qui sont dans des modes d'exercice différents et à la tête d'officines de toute taille. Une preuve que le "système Urgo" a touché toutes les catégories de pharmaciens. « Le procédé était à chaque fois identique, explique la robe noire. Un accord-cadre de plusieurs dizaines de pages était signé avec le fournisseur, par voie électronique. Un représentant du laboratoire se présentait sur rendez-vous à la pharmacie. Ces visites, qui intervenaient en moyenne quatre fois par an, duraient une vingtaine de minutes. Une fois la commande passée, de compresses ou de gamme blanche, venait ensuite le moment de discuter des remises commerciales. Le représentant sortait alors un catalogue saisonnier sur papier glacé. Aucun prix n'était associé aux produits proposés, seulement des contre-valeurs en points. Naturellement, plus la commande était importante, plus les avantages en nature étaient conséquents, détaille Me Thiébaut. « Les pharmaciens n'ont pas suivi d'études de droit, de comptabilité ou de fiscalité, souligne-t-il. Certains ont montré leur étonnement lorsque cette solution leur a été présentée. Ils ont demandé au représentant si tout cela était bien légal. Ce dernier leur assurait que oui, à l'oral sans preuve écrite donc, et certifiait que les avocats de l'entreprise avaient tout vérifié. » Me Thiébaut veut aussi insister sur un élément du dossier crucial à ses yeux. « Jamais les pharmaciens n'ont demandé au laboratoire s'ils pouvaient espérer des cadeaux. C'est toujours Urgo qui leur a proposé. »
Smartphones, barbecues et bijoux de luxe
Le beau catalogue en papier glacé ne restait jamais entre les mains des officinaux. Le représentant « prenait bien soin de le rapporter avec lui après chaque visite », souligne Me Thiébaut. « Parmi les avantages en nature proposés, il y avait des appareils électroniques, smartphones, tablettes, écrans plats… Des barbecues, des tables de ping-pong, du mobilier, du vin, du champagne, mais aussi… des bijoux. On parle par exemple d'un bracelet en céramique et diamants de la marque Dior dont la valeur a été estimée par la DGCCRF à 4 000 euros. Or, en 2018, les bijoux ont disparu du catalogue et ne sont plus réapparus. La loi anti-cadeaux avait été renforcée quelques mois plus tôt et le laboratoire savait très bien qu'offrir ces bijoux contre des remises commerciales ne pouvait aucunement être justifié », plaide l'avocat. Comme il le rappelle, l'usage fait par les pharmaciens de ces avantages en nature peut peser lourd dans la décision de justice. La sentence peut être bien différente si ces biens ont été utilisés dans l'officine, dans un but professionnel donc, ou si les bénéficiaires en ont joui dans un cadre privé. « La DGCCRF sait exactement qui a reçu ces avantages en nature, quand ils ont été reçus et où ils ont été livrés », prévient Me Thiébaut.
Avant l'introduction de la première mouture de la loi anti-cadeaux, en 1993, les dons en nature offerts par l'industrie pharmaceutique aux pharmaciens étaient monnaie courante
Avant l'introduction de la première mouture de la loi anti-cadeaux, en 1993, les dons en nature offerts par l'industrie pharmaceutique aux pharmaciens étaient monnaie courante. Un procédé pleinement intégré dans les relations commerciales entre les deux parties et une manière pour les laboratoires de fidéliser leur clientèle. Cette pratique semble anachronique aujourd'hui. Une question se pose alors, pourquoi le groupe dijonnais a-t-il décidé de proposer ces avantages en nature contre renoncement aux remises commerciales en… 2015 ? « On ne peut ni affirmer, ni infirmer, qu'Urgo agissait déjà ainsi avant 2015, commence par préciser Me Thiébaut. Durant la période où les faits sont signalés, le laboratoire n'avait que très peu de concurrents dans son domaine. Selon mon analyse, Urgo a agi ainsi pour asseoir sa position dominante. »
De l'importance d'être assisté par un avocat
Relativement confidentielle depuis sa révélation il y a un an, l'affaire Urgo a pris une autre dimension avec le cas d'Agnès Firmin Le Bodo, entendue début janvier dans le cadre de l'enquête. La désormais ex-ministre de la Santé aurait reçu des avantages en nature pour un montant de 20 000 euros. Le cas de celle qui est toujours titulaire au Havre a renforcé l'intérêt des médias. Au détriment des autres pharmaciens qui vont être jugés ? « Je ne l'espère pas, admet Me Thiébaut. Ce qu'on peut d'ores et déjà dire en revanche, c'est que la sanction infligée au laboratoire paraît bien légère par rapport à celle dont a écopé le pharmacien Marc Alandry », estime le conseil. Parmi ses clients, certains ont déjà reçu leur convocation. D'autres attendent fébrilement de savoir s'ils devront passer par l'épreuve de l'audience pénale devant les enquêteurs de la DGCCRF. « Dès que le pharmacien reçoit sa convocation, il doit impérativement se rapprocher d'un avocat, insiste Me Thiébaut. Cette audience dure plus de deux heures, une soixantaine de questions est posée. On demande par exemple au pharmacien "s'il juge la valeur des avantages en nature reçus négligeable ou non". Autant dire que si l'officinal répond non alors que le montant des biens est relativement élevé, cela risque de ne pas plaire à la DGCCRF. » L'avocat donne aussi un autre conseil important à ses clients. « Je leur dis de répondre strictement aux questions posées et uniquement à celles-ci. Il ne faut pas s'étendre, ne pas trop en dire », assure-t-il.
Sollicité par « Le Quotidien » pour apporter son point de vue sur l’affaire, le groupe Urgo a seulement souhaité rappeler que son entité Urgo Healthcare (OTC) avait été condamnée à payer en 2023 une amende de 500 000 euros pour « non-conformité de l’une de ses anciennes conditions commerciales » et que cette condamnation clôturait « définitivement la procédure. »
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