La notion de « pression de prescription », appliquée par les patients sur les médecins afin d’obtenir la réalisation d’examens complémentaires ou la délivrance de médicaments, est désormais bien connue : voilà plus de vingt ans qu’elle suscite nombre de travaux. Car dans une société très « médicamentée », où de plus en plus de situations cliniques sont prises en charge par la pharmacologie, « il est tentant de répondre à des demandes de médicaments, qui plus est répétées, de quelqu’un qui souffre, quand bien même ceux-ci pourraient s’avérer inefficaces et dangereux », explique François Montastruc, médecin pharmacologue au CHU de Toulouse.
Pression sur les prescriptions, certes, mais rien ne semble en revanche avoir été écrit sur une éventuelle pression de dispensation, à laquelle les pharmaciens semblent pourtant bel et bien soumis. Les refus de délivrance de médicaments suscitent de plus en plus de problèmes au comptoir, « contribuant à un véritable stress quotidien », rapporte Valérie Ollier, pharmacienne à Marseille et responsable des relations avec la sécurité sociale de l’URPS des pharmaciens de la région PACA. Et ce, alors même que la loi exige des gardiens des poisons de ne pas remettre de médicaments « lorsque l’intérêt de la santé d’un patient lui paraît l’exiger » ou « en cas de non-conformité aux obligations réglementaires liées au médicament prescrit ». Il en va de même lorsque le professionnel suspecte une ordonnance d’apparence frauduleuse – « que cela soit à la lecture de cette dernière (fautes d'orthographe, manque d'informations obligatoires, etc.), au cours de l'analyse pharmaceutique de celle-ci avec le patient (…) ou simplement si celle-ci est déjà référencée sur le service Asafo (de signalement des ordonnances falsifiées) de l'assurance-maladie », rappelle l’Ordre national des pharmaciens.
Des relations pharmaciens-patients difficiles
La multiplication des tensions entre les patients – de plus en plus impatients – et les professionnels de santé – de plus en plus exténués -, est l’un des phénomènes qui expliquent ce surcroît de pression lors de la délivrance. Et les officinaux n’échappent pas à cette dégradation des relations : les agressions de pharmaciens, verbales voire physiques, sont de plus en plus fréquentes. Si bien qu’en 2023, l’Ordre a enregistré une hausse de 30 % des agressions d’officinaux en un an. Dès lors, « dire non » au comptoir apparaît non plus seulement difficile mais également risqué. En particulier à l’approche de l’hiver, saison plus « sensible, associée à une recrudescence des agressions de pharmaciens dès le mois de décembre », observe Felicia Ferrera-Bibas, vice-présidente officine de la Société française de Pharmacie clinique (SFPC).
Évoquons par ailleurs des agressions virtuelles, peut-être moins choquantes mais tout autant délétères à long terme pour la réputation des officinaux. « Après un refus de dispensation, on reçoit souvent de mauvais avis Google, de mauvaise foi, voire mensongers », déplore Yorick Berger, pharmacien à Paris, président de l’URPS des pharmaciens d’Île de France et vice-président de l’Association pour le bon usage du médicament (Abum).
Une tendance qui ne semble pas près de s’éteindre. « Les comportements des usagers du système de soins se sont modifiés ces trois dernières décennies, et plus encore pendant l’épisode du Covid-19 », estime Felicia Ferrera-Bibas à partir d’un constat certes empirique mais partagé par la totalité ou presque des prescripteurs et dispensateurs consultés.
La faute aux pénuries de médicaments ?
Si, comme l’analyse Stéphane Mouly, professeur de thérapeutique et de médecine interne à l’hôpital de Lariboisière (AP-HP) et membre du conseil d’administration de la Société française de pharmacologie et de thérapeutique (SFPT), plusieurs facteurs entrent sans doute en jeu (informations très accessibles mais pas toujours justes ou compréhensibles, contamination des demandes de soins par des logiques de consommation, etc.), la multiplication des situations conduisant les officinaux à refuser des dispensations n’arrange rien.
Telle celle liée à des difficultés d’approvisionnement répétées : « les médicaments demandés par les patients sont trop souvent indisponibles », regrette ainsi Yorick Berger. Parallèlement, des ordonnances frauduleuses continuent de circuler. Or les institutions ne réagissent qu’en « agitant le chiffon rouge de la réglementation », déplore-t-il. En témoigne la décision de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) de durcir les conditions de délivrance de la codéine et du tramadol – soumis à prescription sur ordonnance sécurisée à partir du 1er décembre (lire notre article du 7 novembre). De quoi générer une nouvelle vague d’ordonnances non conformes, augure Yorick Berger. « Les restrictions d’accès à divers médicaments se multiplient, et vont dans tous les sens, au point que les prescripteurs ont du mal à suivre. »
Je conseille à mes équipes de ne jamais dire de « non » frontal, mais d’argumenter, d’expliquer sans brutalité
Valérie Ollier
Or le vivier d’ordonnances invalides demeure vaste. « Des problèmes de non-conformité perdurent à chaque étape de la validation des ordonnances : prescription non conforme, support non conforme, date non conforme, etc. », énumère Felicia Ferrera-Bibas. Et les patients sont les premiers à se perdre. « Certains découvrent réellement que l’antalgique qu’ils demandent et qu’ils avaient l’habitude de se procurer sans médecin est passé sur ordonnance obligatoire », observe Yorick Berger.
Pour résister à cette pression, les pharmaciens tentent de s’adapter. Heureusement, dans la plupart des cas, la discussion est possible. « Souvent, la demande du patient est seulement inadaptée à son besoin, et on peut expliquer qu’on va faire tout notre possible pour mieux y répondre et ne pas le laisser seul face à sa maladie ou sa douleur », rassure Felicia Ferrera-Bibas.
Néanmoins, face à davantage d’agressivité, chacun développe sa propre stratégie. « Je conseille à mes équipes de ne jamais dire de « non » frontal, mais d’argumenter, d’expliquer sans brutalité », partage Valérie Ollier. « Il ne faut pas rester sur un « non », mais proposer des solutions », conseille Pierre-Olivier Variot, pharmacien dans la région de Dijon, et président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO), qui reconnaît que tous les officinaux ne sont pas à égalité. « Si c’est moi qui suis confronté à un patient agressif (et impressionnant) au comptoir, je peux me permettre d’être relativement direct et virulent, mais que peuvent faire mes jeunes collègues de 40 kg ? » Ainsi, un besoin de formation à la communication et à la gestion de ces situations critiques au comptoir se dégage.
Une nécessaire prise de conscience des prescripteurs…
Et surtout, les pharmaciens ne doivent pas être abandonnés seuls face à la pression. Aussi, Valérie Ollier appelle-t-elle à une prise de conscience côté prescripteurs. « Il y a quelques jours, alors que j’étais de garde, une personne s’est présentée avec une ordonnance (d’apparence falsifiée), présentant des ajouts faits à la main – en fait dictés au téléphone par le médecin : Il faudrait que les prescripteurs comprennent qu’un manque de rigueur peut rejaillir sur nous. »
Pour faciliter cette prise de conscience, un véritable outil de traçage des refus de délivrance reste à mettre en place. Car dans nombre de cas, ces décisions de refus restent méconnues des prescripteurs – notamment en cas de consultations de multiples médecins par des patients surconsommateurs. « On a beau tracer les refus de délivrance sur les ordonnances, les prescriptions ne sont presque jamais montrées au médecin suivant », reconnaît Pierre-Olivier Variot, qui évoque le récent dépôt d’un amendement « visant à mettre mieux en lumière les interventions pharmaceutiques que nous réalisons – refus de délivrance y compris – auprès des médecins ».
… et des institutions
Les institutions, elles-mêmes, pourraient également mieux armer les pharmaciens. « L’ordonnance électronique, déjà certifiée conforme, résoudra nombre d’ambiguïtés (sur la provenance des prescriptions) », espère Valérie Ollier. Dans le même esprit, le dispositif Asafo (destiné à lutter contre les fraudes) reste à améliorer.
Mais les armes ne vont pas sans bouclier. Or comme le suggère Yorick Berger, les procédures auprès des forces de l’ordre en cas d’agression suite à un refus de dispensation sont souvent longues et peu conclusives, et aucun recours économique n’apparaît possible contre les patients abusifs : les sanctions ne pèsent que sur les pharmaciens en cas d’ordonnance non adaptée mais délivrée. Aussi appelle-t-il notamment l’assurance-maladie à « faciliter la notification des abus, et à recadrer » les usagers problématiques – notamment les auteurs de messages fallacieux en ligne.
En attendant, la rigueur des indus imposés par l’assurance-maladie crispe, au détriment des patients. « Si un médecin prescrit du néfopam injectable avec la mention « à avaler », prescription considérée comme hors AMM, ce n’est pas par complaisance, mais bien car son patient a mal, alors pourquoi sanctionner les pharmaciens en cas de dispensation ? », s’interroge Yorick Berger.
Au total, les relations qui se tendent entre patients et professionnels de santé et les refus de délivrance qui se multiplient accroissent une pression de dispensation qui pèse de plus en plus sur les pharmaciens. Pour savoir gérer cette pression, la formation à la communication reste à généraliser. Mais seule une meilleure connaissance du métier et des contraintes des pharmaciens par les prescripteurs mais aussi par les institutions et le grand public permettra de l’alléger. Cette méconnaissance est d’ailleurs sûrement en cause dans le manque de recherches consacrées à la notion de pression de dispensation. « Des patients qualifient encore les membres de mon équipe de vendeuses, or nous ne sommes pas des vendeurs de boîtes », rappelle Yorick Berger.
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