Devant la Cour criminelle du Vaucluse, 51 hommes sont jugés depuis le 2 septembre pour des viols commis à Mazan entre 2011 et 2020 sur Gisèle Pelicot, sédatée à son insu par son époux. L’homme, lui aussi sur le banc des accusés, dissimulait quelques heures avant les viols plusieurs comprimés de lorazépam (Témesta) dans l’alimentation de son épouse, à des doses faisant courir à sa victime « un risque vital, avec mise en danger d’elle-même et d’autrui », affirme le médecin légiste. Madame Pelicot se plaignait de troubles de la mémoire, de troubles gynécologiques, était devenue anxieuse au point de ne plus oser prendre le train seule, perdait ses cheveux. Les professionnels de santé, y compris le frère de M. Pelicot, médecin généraliste qui a fait partie des prescripteurs, n’ont rien décelé.
Prise de conscience
Ce procès montre combien les professionnels de santé sont peu sensibilisés à la question de la soumission chimique, trop rapidement reliée aux agressions sexuelles en milieu festif. Pourtant, « les affaires rapportées ne se limitent pas à cette situation, mais peuvent se retrouver pour des vols avec ruse, dans le monde du travail entre collègues, en compétition sportive ou encore lors d’actes malveillants sur le plan financier », explique Pascal Kintz, professeur à l’Université de Strasbourg, dans un article publié en février 2024 dans le « Bulletin de l’Académie nationale de Médecine ». Ce peut être aussi des enfants « chimiquement battus dans une situation où ce sont les parents ou les nourrices qui administrent un sédatif pour diminuer la charge de travail ou avoir du temps pour se divertir. À l’autre extrémité de la vie, ce peut être, et pour les mêmes raisons, l’entourage ou du personnel peu scrupuleux en maison de retraite avec des pensionnaires peu compliants. »
La soumission chimique est aussi peu rapportée ou évoquée en consultation. « Je suis sensibilisée donc j’y pense régulièrement mais avant, je n’avais jamais entendu ce terme. Je suis une jeune médecin de 30 ans et de ma petite expérience d’interne et de jeune installée, il n’y a eu qu’une situation où le sujet est apparu », raconte le Dr Émeline Pasdeloup, médecin généraliste à Gien et membre du Collège de Médecine générale (CMG), qui a lancé un groupe de travail sur les violences interpersonnelles, dont la soumission chimique, il y a un an.
Mais qu’est-ce que la soumission chimique ? C’est l’administration à des fins criminelles (viols, actes de pédophilie) ou délictuelles (violences volontaires, vols) de substances psychoactives à l’insu de la victime ou sous la menace. Elle se distingue de la vulnérabilité chimique qui désigne l’état de fragilité d’une personne induit par la consommation volontaire de substances psychoactives la rendant plus vulnérable à un acte délictuel ou criminel. En France, en 2022, le réseau national d’addictovigilance a relevé 1 229 agressions facilitées par les substances – soumission chimique et vulnérabilité chimique – soit 3 à 4 agressions par jour. Un chiffre sous-estimé.
Que l’agresseur vous sédate, vous stimule ou vous dissocie, le but est d’annuler les capacités de défenses et de faciliter son passage à l’acte.
Dr Leïla Chaouachi
En tête des substances utilisées : les benzodiazépines et apparentées. Les médicaments sont utilisés dans la majorité des cas (56 %), mais les drogues gagnent du terrain. « Il n’y a pas que des sédatifs, il y a des stimulants, surtout la MDMA, a expliqué lors du congrès Spot-Pharma le Dr Leïla Chaouachi, pharmacienne au centre d’addictovigilance de Paris et rapporteur de l’enquête annuelle « Soumission chimique » de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). On a également des dissociatifs qui vont euphoriser, désinhiber, altérer le comportement, ou des substances qui vont provoquer des hallucinations et vous faire perdre la notion de la réalité. Que l’agresseur vous sédate, vous stimule ou vous dissocie, le but est d’annuler les capacités de défenses et de faciliter son passage à l’acte. »
Savoir repérer
L’accès au produit ne semble pas une difficulté pour les agresseurs. « On se sert beaucoup dans l’armoire à pharmacie familiale », rapporte Leïla Chaouachi. Il y a aussi la prescription et la dispensation d’ordonnances. « On a beau mettre un arsenal réglementaire pour réduire le risque de détournement, le circuit du médicament est loin d’être infaillible », note-t-elle, précisant : « Cela ne veut pas dire nécessairement que les médecins ou les pharmaciens ont mal fait leur travail, car il est extrêmement complexe d’identifier des situations de ce fait. »
« Avec l’informatique, il n’a jamais été aussi facile de faire des fausses ordonnances, ce qui était beaucoup plus compliqué lorsque les ordonnances étaient manuscrites », témoigne Bruno Maleine, président de la section A de l’Ordre des pharmaciens. S’il y a des molécules qui doivent attirer l’attention, « il y a des attitudes qui ne trompent pas, ajoute l’ordinal. Les personnes qui font de fausses ordonnances mettent en place des stratégies : venir à l’heure de pointe, venir en fin de journée quand les prescripteurs hospitaliers sont difficilement joignables, ne pas avoir de carte Vitale, ne pas être un habitué de l’officine, perdre patience quand le pharmacien pose des questions pour donner un conseil… Les fautes d’orthographe dans le nom du médicament, le nom du médecin ou les mentions en bas de l’ordonnance peuvent aussi être un signe. »
En cas de suspicion de soumission chimique au comptoir, « le Code de la santé publique propose que le pharmacien ait la possibilité de refuser une dispensation lorsque l’intérêt du patient l’exige. Le droit de refus de délivrance existe donc mais il doit être motivé », rappelle Bruno Maleine. Et en cas de soumission chimique avérée, quelle est la responsabilité du pharmacien ? « Il doit s’assurer de l’authenticité de l’ordonnance et il faut analyser le contexte. Ce qui est certain, c’est que le pharmacien sera en défaut s’il délivre sans prescription un médicament listé. Lorsqu’il y a une ordonnance, ce n’est pas toujours facile d’interpréter le contexte, mais ce qui sera regardé c’est : est-ce que les règles de délivrances ont été respectées ? », répond le représentant de l’Ordre.
Reconnaître les symptômes de soumission chimique est aussi « très compliqué », selon le Dr Émeline Pasdeloup : « Ils sont non spécifiques. Ils dépendent de la molécule administrée. » Mais il faut y penser « quand les plaintes sont répétées, ou pour un syndrome médical inexpliqué ou fonctionnel malgré des examens complémentaires, complète la généraliste. En cas d’incohérence, aussi, dans les plaintes du patient. Il faut alors passer le cap d’oser poser la question de la violence. »
Une course contre la montre
Aborder le sujet n’est pas simple. « Il n’y a pas de bonne question. Le professionnel de santé doit poser la question avec laquelle il est l’aise. Par exemple : « Avez-vous déjà été victime de violence ? », explique le Dr Émeline Pasdeloup. Au-delà des mots, c’est l’authenticité qui est importante. C’est un échange, une rencontre entre un professionnel qui a tendu une main et une potentielle victime. Ensuite il faut tenir compte de la temporalité du patient. »
« Dans la majorité des cas, les victimes vont venir vous voir directement en vous disant : je pense qu’on m’a drogué car rien n’est normal, ajoute Leïla Chaouachi. Le premier réflexe que doivent avoir les pharmaciens, c’est savoir que ça existe, que ça concerne toutes les sphères (professionnelles, privées, festives…), tous les milieux, tous les âges. Il faut être capable d’accueillir cette parole, ne pas la remettre en question, et identifier les structures capables de venir en aide et gérer l’urgence. La première chose à faire, c’est de contacter le CRAFS (lire encadré). »
Sans attendre, le pharmacien devra aussi gérer l’urgence de la contraception et des risques d’IST. « Vous devez vous assurer si la victime a besoin d’une contraception d’urgence et lui proposer, si elle est dans les délais, car il faut au moins limiter le risque de grossesse non désirée, rappelle Leïla Chaouachi. À moins de 48 heures, il faut absolument recommander une évaluation en centres gratuits d'information, de dépistage et de diagnostic (CeGIDD) pour mettre en place une prophylaxie VIH. Si la victime a passé les délais, il faudra un suivi virologique. Et bien sûr, il faudra encourager la judiciarisation car on parle d’affaire criminelle. »
Le réflexe : le CRAFS
Le centre de référence sur les agressions facilitées par les substances (le CRAFS) est une plateforme spécifiquement conçue pour l’orientation des personnes suspectant une soumission chimique et à l’accompagnement des professionnels. « L’objectif est de donner le maximum d’informations utiles et de mettre au service du plus grand nombre une expertise de santé publique que nous détenons depuis 20 ans », explique le Dr Leïla Chaouachi. Le service permet de contacter un téléconseiller spécialisé par téléphone ou de déclarer en ligne une agression.
Pour Leïla Chaouachi, « le nerf de la guerre, c’est qu’une victime ne soit jamais isolée, qu’elle ait déposé plainte ou pas. Il faut que se mettent en place des professionnels qui seront à même de l’accompagner. » Grand public et professionnels trouveront des outils et contacts utiles, des supports de sensibilisation, des résultats d’enquête.
En pratique : par téléphone 01 40 05 42 70 du lundi au vendredi, de 9h à 13h et de 14h à 18h ou lecrafs.com.
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